Toujours les photographies de Georges Glasberg m’ont semblé proches et refléter, des êtres et sites dont je vivais le voisinage, une évidence de tendre fidélité… Ce n’est pas affaire de connivence régionale : ses clichés sur tel mystérieux jardin italien, telle baraque foraine parisienne, reconduisent de même ma confiance en ce regard, toujours curieux, souvent espiègle, jamais cynique. Ses images pour le Provence insolite de Jean-Paul Clébert (Grasset, 1958) ont marqué plusieurs générations, clichés dont la visée est à l’affût de gens et choses simples, mais tous vivant en marge, veillant en des chevets d’humilité ; si ce monde aguiche maintenant notre émotion complice par effet « rétro », les images qu’en a saisi Glasberg exigent notre réflexion, par le fruit de leur précieux recel : celui d’une justesse, exercée d’emblée, en son temps, par un regard droit.
Georges Glasberg nait à Marseille en 1914. Son travail est à situer dans la mouvance de photographes humanistes français comme Cartier-Bresson, Doisneau, Willy Ronis. L’édition lui doit des ouvrages singuliers, où ses images occupent une vraie place narrative, documentaire et poétique, au côté d’auteurs jouant de ce registre : André Pieyre de Mandiargues et ses Monstres de Bomarzo (Grasset, 1957), Jean-Paul Clébert et sa Provence insolite (1958), Paul Guth et son Paris naïf (1962). Glasberg collabore aussi à l’illustration d’albums plus classiques, monte sa propre agence audiovisuelle et poursuit sa passion pour la photo de spectacle : expositions sur la danse, le théâtre, le cirque, les arts forains. On peut y ajouter les puces, les foires… Les Rencontres Internationales de la Photographie, à Arles, lui consacrent un bel hommage en 1983. Après une longue activité parisienne, Georges Glasberg revient en Lubéron, où il s’était jadis établi, à Bonnieux d’abord, à Oppède ensuite. Il s’éteint dans ce village, en juin 2009.
Ce livre y est toujours présent, depuis les années 60, et refait surface lorsque je l’extrais des rayonnages pour faire partager à des hôtes une plongée dans cet album de photographies… Et les images de Glasberg, qui sans doute n’étaient pas si insolites que cela, continuent à percoler, il me semble, les arômes de leur mouture… Il en est que je vais retrouver souvent et qui, à tout coup, dès le livre ouvert, diffusent un parfum que j’éprouve comme toujours plus prégnant…
L’obligation de passage du format carré au ratio rectangulaire et vertical du livre n’est pas le problème. Rien n’oblige à présenter en pleine page une photographie, ni à la forcer à bords vifs d’ouvrage sur ses quatre côtés ; on peut très bien disposer, par l’élégance de belles marges, une image carrée dans un livre vertical ! La question semble être – car je doute fort que le recadrage soit à l’initiative de Glasberg – l’idée que l’édition se fait, en 1958, de la façon de publier la photographie humaniste. Tenons compte de ce qu’à cette époque, la plupart des photographes ne sont pas conçus comme des auteurs indépendants, mais comme des illustrateurs au service de la presse et de l’édition. Il faut donc croire que les goûts des éditeurs du reportage humaniste, ce sont d’abord les gueules, et que ce soit sur elles que l’on aime à « serrer », la recomposition éditoriale considérant sans doute que « l’humain » est essentiellement dans le visage. Or précisément, pour le regard d’aujourd’hui, forcément plus « historique » : où sont, dans cette photo de Glasberg, les éléments les plus nourrissants pour documenter un caractère ? Eh bien dans tout le contexte domestique justement, dans ce qui est autour d’une « bonne tête » : les accessoires, le décor, l’usage du lieu que reflètent ses patines… Comme ces traces de suie, remontant peut-être à deux générations d’habitants du lieu, et qui peignent parfaitement un personnage par le « jus » dans lequel il vit… Mêmes indices intimes avec le réceptacle métallique aux allumettes, les deux foyers du potager, la boîte à sel, le calendrier des PTT, tous portés disparus une fois accompli le geste du maquettiste des éditions Grasset…
L’ARAIGNÉE
Dans l’exposition Georges GLASBERG, Provence années 50, la photographie ci-dessus a remporté un certain succès chez les acheteurs des Éditions limitées. Le jeu des ombres, des lumières, des contrejours et contrastes, y est en effet magnifiquement articulé et dessiné, ceci sans nuire à la pure impression d’instantané, de vérité figée. Comme cela ne me semblait pas suffire à expliquer un tel assentiment réceptif autour de cette image, j’ai interrogé plus avant certains des visiteurs qui venaient me parler spontanément, avec émotion, de ce cliché. Il apparaît que le petit retard de perception entre l’ensemble solaire et « charretier » de l’image et la détection en son sein d’une présence en quelque sorte brusquement animale, procure une jouissance de lecture assez importante. Cela m’a permis de ressentir l’aspect araignée dans sa toile de l’enfant, disons de l’adolescent en culotte courte. Cette photo, finalement, aurait fort bien pu s’appeler L’Araignée, eu égard à ce déphasage perceptif entre le réseau de rayons des roues, le piège ligneux de leurs cercles, et la présence d’un humain, à demi fondu dans ces rets, et qui y mime un hôte prédateur… Voici donc à peu près l’esprit de « zoom » surprise que doit détendre le ressort de la vision dans un second temps :
SÉANCE
Mais justement : tout cet air si disconvenant qui est derrière la dame à la baguette, ne désigne-t-il pas le vide sans doute occupé par elle dans l’instant immédiatement précédent ?… Vide qui, parce qu’il nous gêne, nous conduit à son interprétation : n’est-ce pas celui d’une action, d’une distance très signifiante à l’instant franchie à petits pas feutrés ?… Ces pas dont l’un est encore en suspension discrète, au pied de l’étal, sur lequel scintille à coup sûr un détail (le prix ?) convoité du regard… Cette impression de distance franchie à pas menus est confirmée par le penché de la dame qui, se maintenant à une distance qu’elle pense plus respectable, termine son approche par un dernier arc de son corps, qu’elle imagine lui faire gagner un peu de vision resserrée et de « mise au net ».
Si l’instantané de ce pas de feutre suspendu est une belle occasion que le hasard fournit au photographe (car avec son appareil Glasberg ne saurait « mitrailler », puis choisir le meilleur figé), on ne peut en revanche que créditer la pertinence du photographe, pour avoir décidé, de pleine intelligence, ce cadrage créant un vide signifiant derrière le personnage.