EXPOSITION JEAN-CLAUDE CLAEYS
dans mon atelier de photographe
de la Fabrique Notre-Dame

 

Illustrateur de couvertures de polars : certes, cela cerne Claeys d’un éclair, du moins lui « donne un job ».
N’a-t-il pas illustré une collection entière de romans noirs chez Pierre-Jean Oswald, et de nombreux titres du Livre de poche ? Mais cet artiste a plus qu’un métier, il a un monde. Astre complet dont la face claire, puis la face obscure, irradient chaque composition : jaquette, affiche, bande dessinée. De cette sphère dramatique, rayonnent les lumières et les ombres du film noir américain. L’exposition présente des originaux, des documents de travail, et propose des tirages limités, aux encres à pigments, de quelques couvertures remarquables.

Jean-François Jung

 

LA FABRIQUE SOUS L’ORAGE.


Photographie de Jean-Claude Claeys

 

Peu avant son départ, Jean-Claude Claeys me laisse deux clichés, faits avec son petit Fuji. La vue extérieure témoigne assez bien de la descente prématurée du jour et de la densité de l’orage en préparation… Venu pour signer des tirages limités de quelques uns de ses dessins, reparti peu avant la fermeture de la Fabrique (19 heures)… Il a quasiment le temps, ce jour de plein été, de prendre une photo nocturne ! Aïe, aïe…

 La vue intérieure qu’il me laisse est encore plus dramatique :
 

Photographie Jean-Claude Claeys

Il est vrai que l’on voit encore un peu de jour à travers les verrières… Mais déjà, j’ai envoyé toute la sauce, sur ses encres de Chine, pour qu’on puisse y voir quelque chose ! Petits grains orageux qui ponctueront mon dîner… Puis, vers minuit, le grand jeu !

 
L’orage m’oblige à descendre dans la Fabrique, dont le transfo a disjoncté, pour vérifier l’arrivée de la ligne. Du coup, je traverse nuitamment l’exposition Claeys endormie, et ma torche butte sur quelques oeuvres avant que d’atteindre le tableau électrique. Une scène de meurtre imminent fait irruption, distordue par un éclairage qui peinerait l’artiste… Quoique : cette fille va-t-elle vraiment y passer, ou nous regarde-t-elle frontalement en toute connaissance de l’esquive qu’elle va produire (d’une « torsion corrompue de ses reins » comme dirait Claeys) et qui va précipiter le mari dans le vide ?
 

Zut, le faisceau de ma lampe vient cogner contre l’oeil vitré du voyeur… Cette optique de verre qui est comme la prothèse froide de son regard. Curieux, cet effet spéculaire, ce reflet d’une vision déjà comme fatiguée, usée par le permanent « focusing » du maniaque… Allons, Stop à ces distorsions de soir d’orage, et qu’opère sur tous ces simulacres le sortilège de la nuit pacifiante.

 
JEAN-FRANCOIS JUNG
 
CLAEYS à LA LOUPE
 

A la Fabrique Notre-Dame, j’héberge en ce moment plusieurs originaux de l’illustrateur Jean-Claude Claeys, dont celui-ci : couverture pour un recueil de nouvelles de Fredric Brown aux éditions Néo (Oswald).. Comme souvent chez Claeys, vous voyez une scène que le protagoniste ne voit pas, ou ne voit plus (comme ici), alors qu’il tourne vers vous un visage qui à la fois défie et conduit la scrutation. C’est un style plus que cinématographique, théâtral : celui de l’aparté. Ici, le personnage, un passionné de la bouteille (en fait de la fiasque) se tient à part pour diriger vers nous, lecteurs de l’image, une fiasque d’alcool intimement ouvragée, en l’occurrence quelque chose de bien plat qui se planque dans la poche avec grâce, et dont la position débouchée marque l’instant de l’action : il va boire ; ou « il vient de boire ». Mais c’est la précieuse gourde (raffinée) qui m’intéresse, et où il est net que l’illustrateur a mis toute sa frénésie du détail, comme celle de l’accord compulsif entre ses personnages et les objets techniques. Donc je me penche, moi aussi, en compulsif de la scrutation, sur la fiasque…

 
 

Je le sens bien : cet acier bouchonné, ou martelé, incarne l’accessoire « personnel et viril », ouvragé et chic, mais surtout de confiance. C’est un objet intime, que le personnage nous dévoile de façon presque obscène, débouché vers nous. Si son bouchonnage relève de cette même technique d’artisanat de luxe par laquelle l’on usine les culasses des Bugatti, il incarne ici un objet autrement convivial, d’hygiène personnelle plaisante, et à portée de bourse : il marque une distinction sociale, du moins un pathos de conduite, sans avoir les inconvénients dispendieux de la possession aristocrate (la Bugatti)… C’est l’objet fétiche, abordable, mais mis dans un coin du tableau comme signe avéré de richesse, dans la plus pure tradition des « vide-poche » de la Renaissance…

 
 

Et voici que s’aimante le piège : parce qu’il me semble « hyperréaliste », je veux voir le bijou intime (un bijou de « maladie morale » en quelque sorte) à la loupe… Donc j’approche mon ustensile précieux de l’ustensile précieux du personnage-mécène : oui, généralement le peintre, lorsqu’il soigne le détail d’un objet, ne fait qu’exécuter une demande du mécène, lequel figure souvent dans le tableau, quant à la mise en valeur d’un de ses objets de collection…

 
 

Fort bien. Mais ci-dessous, au contraire, alors que je m’approche encore, l’illusion, le « simulacre » de détail disparaît, n’est-ce pas ? Comme lorsque, fasciné par les chromes d’une Américaine sur une toile hyperréaliste des années 70 US, l’on s’approche du pare-chocs peint, pour en décrypter la luisance efficace et fascinante… Alors la leçon est que l’efficace du simulacre était la distance. La distance à partir de laquelle l’illusion est restituable, dans tout son processus de séduction, de semblance réaliste extrême. Voilà le miroir aux alouettes de l’artiste, chez Claeys comme chez d’autres, qu’on les dise (sans réfléchir) figuratifs ou abstraits. Voilà la leçon de simulacre de l’approche de tout original. C’est la leçon de la présence réelle, leçon pour laquelle mes 4 photos sont bien insuffisantes !… Et c’est pourquoi je vous invite à venir à la Fabrique, vivre ce dont je parle, en présence réelle des originaux !

 

CLAEYS, LE CADRE, LE TEMPS…

Quand je regarde cette très théâtrale composition de Claeys pour la couverture Fayard de La sorcière de Brooklyn de Andrew Vachss, ça se passe à peu près ainsi :

Je vois d’abord la fille, qui me fixe, et qui essaie d’accrocher mon regard, se constituant en aguicheuse, en personnage racoleur et central… Puis mon regard recule devant cette proposition trop tendue, frontale et offensivement partageuse… Il prend de la distance, un peu comme recule une grue de cinéma, plutôt en travelling qu’en zoom, donc…

Et là, il voit rentrer dans le champ l’amorce d’un nouveau personnage, modérateur de lecture entre la femme et moi, et que l’on appelle en terme de cadrage cinématographique une « fausse amorce »… Fausse parce qu’elle risque, au moindre mouvement des acteurs ou du cadre, de s’échapper, de glisser, de fausser compagnie au cadre rigoureux que cherche à figer le cameraman consciencieux…

En quelque sorte, Claeys a fait « rentrer » ce personnage, cadençant le second temps de ma lecture, celui de « l’entrée » d’un nouvel acteur.. C’est comme si, venu de la droite, il s’imposait plus tard, une fois mon regard libéré, délivré du magnétisme central de l’aguicheuse. D’une image par définition fixe, Claeys tire les ficelles du temps, du temps cinématographique,m’obligeant à une lecture séquentielle… à une découverte « découpée », qui contraint à la durée.