Comme la bâtisse barbotte dans une pénombre sans lien avec l'ambiance diurne qui règne normalement dans ce vaisseau en travaux, les visions qui habitent cet antre le temps de la sarabande sont d'autant plus hypnotiques... Le jour sans mystère une fois occulté, le lieu est tout juste balisé par quelques vapeurs orangées de guirlandes garde-fous...
Le Sang des bêtes...
Et voici une forte image, songée par Isabelle, agitée en spectre par Marie Jumelin, et dont je ne suis que l'enregistreur photographique béat...
Ainsi donc le fantôme de la biche n'arrêtera jamais de saigner et d'accuser... Oui, je pense à nouveau aux blessures humaines des bêtes, propres à la poésie de Cocteau et de Georges Franju... Je pense au Sang des Bêtes, et je revois aussi les alentours du Portail de Diane du château de Raray, aux abords duquel Jean Cocteau tourna cette scène de La Belle & la Bête...
Ah, grâce à la visite-spectacle de ce Week-end, le CINEVOG ne revit-il pas déjà un peu ?...
Revenons à l'antre que nous avons laissée, et faisons un petit retour en arrière :
Ici une première peau cinégraphique de la salle, avant que ne saigne la biche... Une belle idée que cette résurrection décorative du mur : le trompe-l'oeil de losanges (cubes en perspective) reprend le motif Renaissance effacé de cette salle actuellement en restauration... Quand les rêveries d'une "troupe" d'artistes se mettent à naître de quelque "authenticité" patrimoniale en chantier, la dérive poétique est plutôt grisante... Oui, il faut dire que cet ensemble, dont le Cinevog n'était que le volet "années 50", présente, outre la Tour médiévale, nombre de types d'occupations étalées sur plusieurs siècles...
Excusez nous, puisque nous sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pas pour nous tarie,
Et nous préserve de l'infernale foudre.
Que l'on choisisse cette ballade dans son texte d'époque ou dans une transcription qui nous permette de la saisir aujourd'hui, il n'importe : je ne l'avais jamais entendue ainsi ! Le choix de diction est celui de la souffrance, de la vocifération torturée et agonisante, qui presse le sens du discours. Ce contexte de diction nous donne de fait une possibilité de recevoir le texte "de plein fouet". Un peu comme le personnage du guide, qui, nous égrenant depuis le début la visite de chaque lieu avec des versets de la Genèse, finit par nous faire entendre quelque chose... Il nous en vivifie au moins la possible poésie, alors que toute interprétation réaliste s'embourbe dans l'obsolète...
Intermède : le Cabinet de curiosités...
Réapparition de la Dame en noir...
La voilà, la Pomponnette...
On connait bien cette séquence, dans laquelle Raimu profite du retour de Pomponnette, une petite chatte noire, pour imposer à sa femme, elle aussi "de retour", une allégorie culpabilisante... Ce qui pèse sur le personnage féminin peut être reçu par le spectateur comme plaisir théâtral ou pur scandale...
La Boulangère expressionniste
Oui, j'ai toujours vécu comme extrêmement "limite" ce moment cinématographique, où l'art de la métaphore frise la torture, pousse à la gêne extrême, épuise dangereusement la rhétorique de l'allégorie. En ce sens, le redoublement du rôle de la boulangère par Isabelle est fort risqué et courageux...
... Et finalement c'est réussi : en prenant sur elle une part de la souffrance du personnage, la comédienne d'aujourd'hui se pose comme "victime solidaire" de la boulangère "historique" !... Elle exténue à son tour la rhétorique violemment abusive de Pagnol. Fort. Une vraie réflexion dramatique et cinématographique sur un moment de cinéma "théâtral" : un moment de la visite qui pourrait être rétro et fétichiste, et qui tourne finalement à la conscience, à l'intelligence pure
La chambre aux coquelicots. Premier rêve de la Belle...
Isabelle Provendier et Marie Jumelin réveillent cette alcove désuète avec une fantasmagorie de fleurs, dont les pétales descendent en flocons de neige depuis le plafond... Et dont les coquelicots poussent, drus et vifs, dans le carrelage ; ce sol "théâtral" me renvoie à quelques souvenirs dansants de Pina Bausch... Ici, dans le rôle d'une Belle au bois dormant dont le sommeil lévite au-dessus d'une hantise fleurie, la comédienne Camille Carraz...
La résurrection des coquelicots. Second rêve de la Belle...
La visite dramatique guidée par cette troupe d'artistes se termine dans la redécouverte du jour solaire... Inquiétante de froideur après tous ces flamboiements de pénombre, la lumière naturelle revient pénétrer les lieux, au cœur de la Tour elle-même cette fois, dont les murs sont encore piquetés par les sondages récents des archéologues... Lady Isabelle y entame une sorte de danse rituelle glacée, devant deux momies de loups blancs hibernés, imaginées par le sculpteur Pierre Sgamma...
Le Final des loups... Statues créées par Pierre Sgamma. Autres artistes participants : Aurélie Alvarez et Françoise Ducret.
Au sol, en attente de restauration dans le "décor" du lieu (on le souhaite), les enseignes de la défunte salle de cinéma Cinevog, et du terrible dancing Le Lido...
LES LOUPS...
Il n'est ni naturel, ni aisé d'intégrer des oeuvres graphiques d'univers personnels indépendants à un ensemble scénographique... Si les œuvres de Sgamma semblent faire corps, faire "organes", avec les personnages d'Isabelle Provendier, c'est sans doute qu'elles sont déjà en elles-mêmes assez "possédées", assez chargées de drame. Ainsi se retrouvent-elles disponibles, presque plus naturellement que dans une salle d'exposition, pour toute une série d'incarnations en personnages véritables...
A vrai dire, les sculptures un peu "chamaniques" de Sgamma sont des fétiches de l'âme à mon sens, lesquels ne demandent plus qu'à être "chargés" pour mettre en marche immédiate leur dangereuse magie... Au sens cérémoniel propre, un fétiche sculpté est "chargé" lorsque le féticheur place dans l'amulette un échantillon personnalisant quelconque : goutte de sang, mouchoir ayant appartenu à un humain, etc. C'est un peu ce qu'il arrive aux objets talismaniques de Sgamma : chargés très vite par la sève dramatique qui les invite dans le rituel scénique, ils y décuplent instantanément la force de leur première naissance purement argileuse. C'est toute l'histoire du GOLEM
POSTLUDE : Lumière du jour....
Pour les derniers spectateurs de la sarabande qui descend de la Tour et sort de l'illusion de cette visite guidée ensorcelée, les loups se laissent regarder seuls un instant. Non, ce ne sont pas des ours, ni des renards bleus arctiques, ce sont bien des loups ; des loups momifiés. Et il s'agit d'un couple, d'un couple debout. Et ce couple de bêtes invite un autre couple à la danse...
La Danse froide des loups...
Et maintenant rentre dans la Tour le vent froid de la lumière diurne, le vent de septentrion momificateur de loups..
THE SHOW MUST GO ON !
Bravo à Isabelle Provendier, Camille Carraz, Jean-Louis Gauthier, Marie Jumelin, Pierre Sgamma, Aurélie Alvarez, Françoise Ducret, et à la Direction du Patrimoine de la ville de L'Isle-sur-la-Sorgue.
Jean-François Jung
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