MOSTRA

CALYDON

Combien de fois ne suis-je pas revenu devant cette sculpture, lors de son exposition à la Villa Datris à L’Isle-sur-la-Sorgue, en 2014 ? La justesse de son simulacre m’a nourri, du regard à la pensée. Ne sachant où cette bête blessée allait être montrée ensuite, je suis revenu la voir une dernière fois, comme si son grand corps meurtri pouvait ne pas survivre à un nouveau transfert. Lorsque je l’ai découverte pour la première fois, retardant à dessein la lecture du cartouche de titre et de sa glose, j’ai songé à quelque taureau blessé : le thème « méditerranéen » de l’expo, comme le mythe du Minotaure, y incitaient, mais surtout l’effet de banderilles qu’évoque inévitablement le Mikado de javelots de couleurs vives plantés dans la chair de l’animal, et qui semble la cause de son fléchissement. Si le cartel pointe finalement le mythe visé comme étant celui du sanglier géant de Calydon (voir fiche au bas de l’article), c’est bien le caractère générique de tout gibier puissant et blessé qui domine fortement, nous guidant hors de toute incarnation animale trop précise, cela malgré les denses pelotes que forment les pattes, en boule comme des poings, et qui se crispent dans l’ultra léonin.

C’est de fait l’idée générique qui l’emporte dans cette rencontre : idée de force pure, de muscle brut du fauve encaissant une agression létale, incident qui occupe d’importance le centre de la pièce, telle une scène de chasse d’indécente violence, bientôt achevée au sol, à nos pieds. Cette idée princeps de muscle, d’énergie de détente, est générée par la nature même du matériau utilisé pour produire le simulacre sculpté : des tendeurs, limpides incarnations de la force élastique concentrée, du muscle hypertrophié et saillant de l’animal. Tendeurs que voilà filaments organiques, fibres d’une chair musclée qui est à elle seule la créature. Perçu comme sans squelette, le quadrupède est, de par cette toison élastique, plénitude intègre de chair et d’énergie. Tendeurs multicolores donc, dans la même gamme primaire que celle des javelots. Ainsi le festif et le ludique de ces lances, par leur outrance chromatique, renvoient au jeu terrible de la banderille par essence pimpante, permettant plusieurs niveaux d’allusion. Vers la métaphore tauromachique précitée certes, mais aussi vers l’accessoire sportif de compétition, qui porte le trouble tant il est à l’écart du javelot de brousse, dont la matière est le bois.

L’image flottante d’une chasse menée par une ethnie fantôme, une chasse « nécessaire » et lointaine, ne persiste pas longtemps. Car la scène gêne au contraire par la familiarité de ces outils de loisir et d’athlétisme, par le vif clinquant des javelots laqués, tels qu’on pourrait les acheter dans une grande surface spécialisée en camping et sports extrêmes. Ces armes sont les nôtres au fond, celles mises à disposition par le jeu contemporain de nos loisirs, tout comme le sont les Sandows, produits proposés aussi au titre d’outils de musculation ou d’accessoires commodes du voyage automobile. Nous sommes donc ces méchants chasseurs, avides de meurtres animaux couleur de sangs laqués, les joueurs meurtriers auxquels appartient cette panoplie voyante, finalement destinée à produire sous nos yeux la créature comme à engendrer sa destruction.

Là me touche la dimension de pensée pure de cette sculpture, la justesse de l’art de son auteur, Laurent Perbos. Il a choisi pour signifier, car c’est une sculpture fondée sur le sens, les matériaux qui véhiculent l’idée à rendre, les quelques notions simples à dégager : l’animal et sa force, la réactivité tendue de son corps, l’agression humaine par l’arme, à la fois létale et joueuse, accessoire de consommation comme de rutilance multipliée. En cela, cette sculpture de Perbos me semble s’éloigner, non de tout humour certes, mais de toute simple intention triviale de détournement de matériaux courants aux fins d’un nouvel art pauvre, disons. L’oeuvre au contraire vise le plus haut niveau de ce simulacre volumique qu’est la sculpture. En assemblant du disparate (plutôt que d’excaver de l’Unique) elle cherche, en nouant ses éléments, à atteindre ce sublime : viser à ce que les matériaux, tendeurs élastiques et javelots, par leurs nœuds, dégagent l’idée d’emblée, dans le geste serré de  leur nature même… Élasticité pour les premiers, en quoi c’est d’ailleurs une sculpture dynamique, horrible prolifération joueuse de l’agression extérieure pour les autres, rigide et clinquante. C’est cette dernière, gratuite, juste athlétique et soignant ses effets, que cette sculpture me donne à méditer.

Jean-François Jung

DEUX INSTALLATIONS 
de Pierre Sgamma

Parcours de l’art. Avignon. Église des Célestins. Octobre 2015

Si j’étais un homme, sans doute je ferais les choses que vous me dites, mais les pauvres bêtes qui veulent prouver leur amour ne peuvent que se coucher par terre et mourir…

Jean Cocteau  (La Belle et la Bête)

Remarquable installation du sculpteur Pierre Sgamma, dans une des chapelles de cet antre indécidable qu’est l’Église des Célestins, à Avignon : son intérieur est dégagé de ses encombrants dépôts de jadis, mais le sol est conservé brut, terreux… Ainsi l’on croit entrer, comme en plein Moyen-Âge, dans le chantier d’une cathédrale, d’un édifice se dégageant encore mal des talus qui ont aidé à le construire… Cela fait du lieu un réceptacle admirable pour certaines mises en scènes qui veulent renouer avec le « Sacré », disons avec l’oeuvre d’art conçue comme dispositif d’offrande. La mise en scène de Sgamma me touche par cette inclination : l’image qu’il crée me confronte à un esprit de sacrifice qui oblige à l’épreuve, et je songe à la phrase que Cocteau avait mise dans la bouche de la Bête, à la fin de son film :
 

Si j’étais un homme, sans doute je ferais les choses que vous me dites, mais les pauvres bêtes qui veulent prouver leur amour ne peuvent que se coucher par terre et mourir…

 
 

J’avais découvert cette sculpture peu avant cette édition 2015 du Parcours de l’art, présentée dans une mise en scène de la comédienne Isabelle Provendier, qui a plusieurs fois construit des images scéniques d’une inquiétante poésie en convoquant des créations de Sgamma. Le mouvement dramatique autour de cette sculpture marquait fortement, tout en chutes de pétales, goutte à goutte de sang aérien, le dispositif d’offrande : descente des cintres de l’animal-martyr, dépliement d’une sorte de sacrifice poétique, d’un tableau vivant ralenti en image de dévotion…

Saint-Sébastien, transpercé de flèches, avant de mourir, se transformerait-il d’abord en biche aimante, montrant son versant animal ?… Je ne peux m’empêcher de voir ici, agissant par suggestion, le sortilège en marche d’une métamorphose : un peu l’envers de celle voulue par Cocteau à la fin de son film, lorsque la Bête meurt, mais en retrouvant son enveloppe d’homme… Évidemment, dans un sens ou dans un autre, c’est, de toute façon, la même « leçon d’amour »… Pierre Sgamma nous tend ici des allégories issues des songes, et dont les songes renaissent…

 
 

Pourquoi me poursuis-tu ?Jusqu’à quand la passion de la chasse te fera-t-elle oublier ton salut ?                            

C’est ainsi que m’est d’abord apparue, assez verticale dans sa chapelle, la biche sacrifiée de Sgamma. Première vision d’emblée assez religieuse donc, sous influence des grandes ouvertures en ogive d’anciens vitraux, dont la lumière accentue le côté « révélation » de la scène, son versant « miraculeux »… D’où cette réminiscence personnelle du miracle de Saint-Hubert, de sa conversion. La légende en question dit bien le rapport ambigu à la chasse, avec ce reproche que fait le cerf chassé au chasseur, cerf dans lequel s’incarne la parole divine : Pourquoi me poursuis-tu ? Jusqu’à quand la passion de la chasse te fera-t-elle oublier ton salut ?

Même si notre regard, ensuite plus proche, décrypte bien de cette installation tous les aspects plus païens (ossements peints à l’or, petits coeurs fétiches d’un baroque insolent), reste la dimension réflexive, voire morale, de cette allégorie, qui pointe le sacrifice et interrogera peut-être, chez certains, sa dimension révolue…

Jean-François Jung 

Autre installation de Pierre Sgamma dans l’Église des Célestins, ces loups blancs raidis en leur deuil glacé, dont les bandelettes prennent ici leur véritable force archéologique : l’architecture du lieu joue son rôle fictionnel de chambre funéraire s’ouvrant vierge, dans son jus de décrépitude, au désir de l’égyptologue… Ainsi, personnage de cette exploration aventureuse, le visiteur (tout un chacun) découvre, hors tout sarcophage, ces deux momies improbables…

Le couple de loups est bien fixé, en ses genres féminin comme masculin, et dégage cet esprit de métamorphose, de méprise révélatrice, entre l’animal et l’humain… C’est ce que l’on appelle, au sens propre, les Avatars. Ce versant animal de l’amour et de la souffrance, présenté plus tôt avec la biche sacrifiée (voir plus haut) trouve ainsi, dans cette autre chapelle de l’église, un nouvel écho… Celui du versant humain, dont la symétrie nous met mal à l’aise.

Jean-François Jung